19 octobre 2009

La « quantité de mouvement » propre à chaque marchandise

Disponible sur le blog de Paul Jorion


Monsieur Jorion,

Aussi nécessaire soit-elle, votre argumentation présentée dans l’article du MAUSS ne suffira pas à convaincre le plus grand nombre. Dans les faits, il y a une corrélation entre les quantités et les prix, mais elle est structurelle. Sur un territoire donné, on observe en effet une hiérarchie des prix, peu ou prou décalquée sur une hiérarchie d’abondance des choses. Pour faire court, disons que l’on trouve, à leurs extrémités, la baguette de pain à 1 euro 50, et la berline de luxe à 200.000 euros. Cela autorise à penser que plus une chose est abondante, plus bas en est le prix, et réciproquement bien sûr. Cette hiérarchie vient du fait que le prix d’une chose est essentiellement formé de son coût de production, et que seule la marge bénéficiaire du vendeur est négociable dans l’échange.

Cette fichue loi a une part de vérité qu’il convient de reconnaître pour mieux la démolir en tant que loi générale de formation des prix. (J’avais d’abord écrit « fond de vérité », mais c’est dans le fond qu’elle est archi-fausse !) L’on sait par exemple qu’un gros distributeur peut constituer des stocks pour organiser la pénurie et ainsi faire augmenter les prix. Il provoque une distorsion par rapport à ce qui semble être un point d’équilibre, mais celui-ci n’existe qu’entre des flux, pas entre des volumes. On se rappelle aussi, qu’à une certaine époque, l’Europe produisait plus de beurre qu’elle n’en pouvait consommer, ce qui l’obligeait à le stocker faute de pouvoir le vendre presque gratuitement.

Cela conduit du reste à imaginer une sorte d’équivalence économique de la conservation de la quantité de mouvement. En effet, puisqu’il est trivial et conforme au sens commun d’admettre que, pour vendre plus en volume il faut baisser les prix, et que les augmenter provoque une baisse des ventes, on voit que le produit volume*prix est « conservé », comme si le prix était une « vitesse de vente » : ce qui ne coûte pas cher se vend plus vite que ce qui est onéreux. (D’ailleurs, quand un produit « se vend bien », – et sous-entendu à bon prix -, ne dit-on pas qu’il se vend « comme des petits pains », c’est-à-dire vite et pas cher ?) Et ce serait la « quantité de mouvement » propre à chaque marchandise qui la placerait à un certain niveau dans les hiérarchies d’abondance et de prix dont je parlais plus haut. Ce schéma suggère que la « quantité de mouvement » de l’ensemble pourrait augmenter comme le PIB, et que sa structure se déforme au fil du temps sous les effets conjugués du progrès technique, de la productivité, des habitudes de consommation…

Mais la profonde stupidité de cette loi est ailleurs : elle tient dans sa prétention à passer pour une loi de la nature, ce qui lui fait dire que « l’offre » et « la demande » sont des grandeurs « agissantes » comme le sont la masse, le champ de gravitation, le courant électrique… Pour qui admire sincèrement l’œuvre scientifique, (en tant qu’œuvre de l’esprit), c’est une hérésie scandaleuse, absolument intolérable. Cette loi, qui attribue aux marchés une « efficience » quantitative indépendante de la volonté humaine, préparait le terrain aux théories libérales qui leur attribuent, de surcroît, une efficacité qualitative puisque les prix ainsi formés seraient « les meilleurs possibles ». Vous savez mieux que moi où cela nous a conduit.

Si l’on cherche une loi fondamentale de formation des prix, il faut mettre ceux-ci en rapport avec la durée de conservation des choses. Il est facile de voir que plus un bien est durable plus il est cher. Par exemple, si une belle maison coûte cher, ce n’est pas parce qu’elle est belle, mais parce que sa beauté incite à la conserver, de sorte que, restant belle, elle reste durable. Et les crises boursières surgissent non parce que l’offre serait subitement surabondante et la demande atone, mais parce que, subitement, les détenteurs de titres s’avisent que leur « valeur » n’est plus « durable », qu’elle risque de s’effondrer d’un jour à l’autre, de sorte qu’ils sont pressés de s’en débarrasser. Avant la crise, en période d’euphorie, ils croyaient avoir l’éternité devant eux, après ils n’ont plus une minute à perdre. On songe au Portrait de Dorian Gray…

Je tiens enfin à vous remercier chaleureusement de m’avoir répondu en postant un extrait de votre manuscrit. A travers les détails de votre description, on retrouve tous les éléments constitutifs de ce phénomène complexe que sont les échanges économique entre les êtres humains.
Avec mes salutations les plus respectueuses,

Crapaud Rouge