06 mars 2011

GILLES DOSTALER (1946 – 2011), par Bernard Maris

Gilles Dostaler m’avait réconcilié avec l’économie. Avec quelques autres, René Passet, François Morin, Jean-Pierre Dupuy, mais c’est surtout lui qui m’avait relevé du dégoût de l’économie dans lequel j’étais tombé, en ces temps d’imbécillité et d’arrogance pseudo-mathématique qui triomphait dans les années 80-90 (et dont on a vu récemment les conséquences dans les théories mathématiques des marchés financiers). Gilles aimait l’économie et les économistes. Il travaillait alors à un livre avec Michel Beaud sur les économistes postérieurs à Keynes. Il connaissait bien les économistes du « circuit » comme on dit, mais il ne pouvait, dans notre discipline, que se consacrer à la pensée économique. La pensée économique est le refuge, le lieu de résistance de ceux qui croient encore que l’économie puisse avoir une vocation culturelle et sociale ; quand on ne veut pas mourir idiot en parlant d’économie, on s’intéresse à la pensée des grands auteurs, et d’abord ceux du passé. Les lecteurs d’Alternatives Economiques connaissent ses belles chroniques – et, que les cuistres se rassurent : Gilles savait ce qu’était un point fixe, et pouvait faire sur la nappe en papier d’un restau la démonstration d’existence d’un équilibre de Walras. Comme tous les « frondeurs » de notre génération, Gilles fut nourri de la Sainte Trinité, Nietzsche, Marx, Freud. Et très vite il fut ébloui par Keynes. Il éprouva, je crois, une passion pour cet auteur, au point d’aller méditer dans sa maison aujourd’hui occupée par l’historien Skidelsky. C’est de cette passion commune que naquit notre amitié. Keynes nous sauvait, Gilles et moi, moi plus que lui, de la tristesse dans laquelle nous plongeait l’économie orthodoxe, ses prix dits « Nobel », ses experts en ignorance, ignorance dont se délectaient, pour la diffuser, la quasi-totalité des journalistes qui véhiculaient la pensée dominante du laissez-faire. Des gens qui n’avaient évidemment pas lu Adam Smith. Gilles, lui, l’avait labouré. Comme il avait labouré Hayek et m’avait convaincu de le lire.

Avant les autres (peu nombreux il est vrai), Gilles fit cette découverte, un vraie découverte : on ne peut pas comprendre la pensée monétaire de Keynes sans savoir qu’il l’avait formulée à partir des intuitions et analyses freudiennes sur l’argent ; notamment le célèbre chapitre 12 de la Théorie Générale sur la spéculation, ni les conclusions de la Théorie Générale (les références à Sylvio Gesell et à la notion de « monnaie affectée », impropre à l’accumulation, par exemple). Nous écrivîmes sur Keynes et Freud, et c’est moi qui le poussait à écrire « Capitalisme et pulsion de mort ». Il rechignait à le faire, parce qu’il était plus un homme de colloques et d’articles savants. Je n’ai jamais connu personne plus précise, plus minutieuse, plus honnête dans ses références. Quand j’affirmais « les hommes ont inventé la guerre pour rester entre hommes », il écrivait : « Lia disait à l’Ange dans Sodome et Gomorrhe, que « les hommes ont inventé la guerre pour y être sans nous et entre hommes » (Giraudoux, 1951, p.130). Tout Gilles. L’homme le plus drôle, le plus charmant, le plus gai, le plus rieur et buveur se mettait à sa table de travail tous les matins à 6 heures. Il la quittait à midi. Après un moment très épicurien, très keynésien au sens de Bloomsbury – art, politique, sexe, médisance – où l’on pratiquait le « gossiping », il partait « moissonner » : il écumait les librairies et revenait avec une cargaison de livres.

Il connaissait les vins. Il aimait la chasse, la pêche et la corrida. Il était fou de corrida, nobody is perfect. Il aimait sa belle province. Je crois qu’il a regretté que le Quebec ne devînt pas libre, quand il faillit le devenir, à quelques voix près. Chaque année, avec Marielle sa femme, il pêchait un saumon (il n’avait pas droit à deux saumons). Encore un travers très keynésien, c’était un voyageur. Alors qu’il connaissait Paris mieux que moi (il y avait vécu plus de deux ans dans les merveilleuses années révolutionnaires, il y revenait constamment) il fut très étonné que le gouvernement français lui cherche des poux dans la tête pour venir enseigner à Paris 8 et Toulouse 1. Il fit les démarches. Mais il fallut au bout du compte une intervention de son ambassade pour qu’il puisse venir enseigner. Douce France…

Tiens, quand on allait le visiter à Montréal, après quelques verres et beaucoup de gai savoir, il précisait que sa maison fut « close », il y a longtemps. Que ce type était gai ! « Keynes et ses combats », traduits en plusieurs langues est un très grand livre. Gilles un grand économiste et un homme de la vie, tellement loin du robot rationnel des économistes…

Merci Paul Jorion