31 décembre 2009

L’année 2009 : l’ère du semblant

L’année 2009 restera sans doute comme la plus extraordinaire dans les annales de la finance. Des règles fondamentales qui dictaient son organisation furent suspendues, de peur que la poursuite de leur application ne mette tout l’édifice économique en danger. Le caractère tout à fait exceptionnel des circonstances conduisit à la mise en place de l’équivalent d’un état d’urgence où les problèmes qui se posaient étaient réglés au cas par cas par les autorités en charge, donnant leurs directives hors des cadres convenus, autorités administratives, directeurs de banques commerciales et président de banque centrale prenant leurs décisions conjointement dans l’ignorance de tout protocole, et ceci en Europe aussi bien qu’aux États-Unis en raison de l’urgence et parce que les chiffres économiques calculés à l’abri des regards indiscrets mettaient en évidence une insolvabilité généralisée. Le monde était entré dans une période où le système capitaliste ne pouvait plus fonctionner que par le jeu de mesures ad hoc improvisées. Jamais sans doute on ne parla tant de transparence, jamais pourtant l’opacité ne fut davantage à l’ordre du jour.

La fin de l’année 2008 avait offert le spectacle de la déliquescence de la seconde administration Bush, naviguant à vue sur un océan de mauvaises nouvelles, incapable faute de temps, de mettre en place une politique innovatrice. Barack Obama avait été élu président des États-Unis et prendrait les rênes du pouvoir en janvier 2009. Il s’agissait d’un homme jeune et dynamique : le cauchemar, pensait-on s’achèverait bientôt !

Il n’en fut rien. Durant la campagne présidentielle, pressé par sa base populiste, John McCain, le candidat républicain avait adopté une attitude sans concession à l’égard de Wall Street, menant en particulier la fronde contre le « Plan Paulson » destiné à stopper la gangrène par une injection de fonds au montant jusqu’alors inouï de 700 milliards de dollars. Obama, prenant de la hauteur, tenait lui des propos modérés. Wall Street n’hésita pas un instant et vint se ranger comme un seul homme sous sa bannière. Le sort en était jeté : Wall Street apporterait son soutien au candidat démocrate, tandis que Goldman Sachs, son fleuron, devenait son principal soutien financier. Wall Street embrassait Obama et, c’en était fait de lui.

Le monde attendait du nouveau président un « New Deal » ambitieux à la hauteur de l’enthousiasme qui l’avait porté au pouvoir et ne se vit offrir à la place qu’une tentative dérisoire de reconstruire à l’identique le système dont l’irrémédiable effondrement avait été observé dans la stupeur l’année précédente.

La bulle du crédit avait été d’une dimension inédite et l’on découvrait rapidement que le trou creusé par son éclatement était si grand que les moyens pour le combler manquaient, et ce malgré un doublement du déficit budgétaire des États–Unis. La tentative de reconstruction tourna rapidement au fiasco et l’on décida alors d’instaurer un état d’urgence qui permettrait la mise entre parenthèses des règles prudentielles régnant d’ordinaire. Citons parmi les oukases les plus spectaculaires et les plus choquantes : l’obligation faite sous la menace au FASB, le Financial Accounting Standards Board, l’organisme américain chargé des règles comptables, de modifier dans un sens favorable le mode de calcul du prix des produits financiers dépréciés, ou la directive encourageant les organismes de crédit à s’abstenir d’enregistrer comme pertes la différence entre la somme encore due et la valeur du collatéral lorsque la seconde était devenue inférieure à la première. Le contexte d’un tel abandon des principes les plus élémentaires de gouvernance était celui d’un « tout est bon » généralisé où la Federal Reserve distribuait ses faveurs sans révéler ni à qui ni pour quel montant, prétextant que la divulgation de ces informations fausserait la logique concurrentielle.

Les banques centrales bénéficiaient depuis leur origine d’une autonomie et d’une indépendance destinées à les protéger contre les vues à court terme des politiques soumis aux pressions résultant de leur souci de se voir réélus. Cette indépendance garantissait une certaine opacité à leurs faits et gestes et la tentation était grande du coup de leur transférer la responsabilité de toutes les tâches dont on ne voulait pas rendre les détails publics, les États-Unis s’engagèrent dans cette voie sans la moindre hésitation. La manœuvre n’en était pas moins voyante et se doublait d’une rotation sans retenue de personnel entre l’administration, la Federal Reserve et les échelons supérieurs des grandes banques qui donna lieu à l’expression « Government Sachs », où le mot gouvernement remplace « Goldman » dans le nom de la plus importante des deux firmes ayant survécu à la débâcle de Wall Street en 2008, l’autre étant Morgan Stanley. L’état d’urgence faisait qu’il n’existait plus qu’un seul monde où les représentants de l’État, de la banque centrale ainsi que les dirigeants des plus grosses banques commerciales se consultaient en permanence pour prendre les décisions qui semblaient s’imposer. Cette confusion des pouvoirs n’épargna pas l’Europe : nécessité faisait loi.

Certains s’élevèrent contre le spectacle indigne que constituait désormais la fin du capitalisme. Parmi les noms que l’histoire retiendra, qu’ils deviennent un jour les héros du monde nouveau qui émergera des décombres, ou qu’ils apparaissent plus tragiquement comme prophètes dérisoires impuissants à prévenir la débâcle, on trouve aux États-Unis : Simon Johnson, ancien économiste en chef du Fonds Monétaire International, qui proposa une interprétation de la politique américaine sur le modèle russe où une oligarchie locale tient en otage le gouvernement du pays, Elizabeth Warren, à la tête du bureau du Congrès qui supervise le TARP (Trouble Assets Relief Program), le programme gouvernemental de sauvetage de l’industrie financière – posant sur le ton d’une naïveté bon enfant, les questions qui s’imposent, Alan Grayson, le parlementaire qui traque inlassablement les sommes allouées sous le manteau dans le cadre de l’état d’urgence, ainsi que Marcy Kaptur, qui encouragea les familles dont la maison est saisie de résister par tous les moyens possibles à leur éviction. Admirables aussi en Grande-Bretagne, où l’expression « sens de l’État » semble ne pas avoir perdu toute signification : le baron Adair Turner, président de la Financial Services Authority, le régulateur des marchés financiers, qui dénonça les activités financières « inutiles au plan social », Mervyn King, le gouverneur de la Banque d’Angleterre qui, paraphrasant Churchill, déclara que « Jamais tant d’argent ne fut dû à tant par un si petit nombre » ou John Kay, vénérable économiste, dénonçant lui aussi le pouvoir d’oligarques « incrustés » et « haïs du peuple ».

Les autorités entreprirent une vaste campagne destinée à convaincre le public qu’une reprise était parfaitement possible alors même que le taux de chômage n’arrêtait pas de progresser, paradoxe qui les força à lancer le concept surprenant de « reprise sans emploi ». Le marketing de la nouvelle expression ne parvint cependant pas à améliorer la situation de l’immobilier commercial américain : comment les propriétaires d’hôtels, les promoteurs de centres commerciaux ou de nouvelles stations touristiques, pourraient-ils rembourser leurs emprunts en l’absence de clients ?

Seul dans son cas au sein de l’économie, le secteur bancaire reprenait du poil de la bête. Nullement bien entendu dans son activité d’intermédiation utile à l’économie, la plupart des candidats à l’emprunt – particuliers ou entreprises – étant désormais de bien trop mauvais risques, mais dans ses activités nocives de spéculation. L’argent offert par les banques centrales à des taux proche de zéro, et qui ne trouvait pas emprunteur, était alors replacé auprès d’elles, où il se trouvait rétribué, opération sans risque mais qui rapportait gros. Les banques centrales, quant à elles, auprès de qui les produits financiers dépréciés étaient placés en pension, s’étaient transformées en ces « bad banks », ces banques de défaisance, que l’on avait évoquées au début de la crise mais qui n’avaient pas pu être mises sur pied.

En arrière-plan de tout cela, la Bourse affichait une bonne santé insolente, apportant son soutien à l’effort des gouvernements affirmant que tout était en train de s’arranger. Il y avait plusieurs raisons à cela. La première était que le Bourse constitue en toutes circonstances une zone refuge pour les capitaux en mal de placement. La deuxième était que le prix des valeurs grimpait grâce à des opérations automatisées – en croissance constante – des plus grands intervenants, au premier rang desquels, Goldman Sachs précisément, utilisant le « High Frequency Trading » pour vendre et acheter des titres en quelques fractions de seconde et bénéficier ainsi d’une ristourne accordée par les organisateurs des marchés pour récompenser ceux qui procurent de la liquidité – même si, comme dans ce cas-ci, ce sont les mêmes exactement qui la consomment aussitôt après. La troisième était que la hausse des prix à la Bourse de New York se contentait de compenser la dépréciation du dollar – ce qui n’empêchait pas les autres Bourses de la suivre à la hausse, le rapport entre les bénéfices d’une société cotée en Bourse et le prix de son action étant en réalité arbitraire.

Seule la Chine semblait triompher. Les chiffres ne trompaient pas : l’Empire du Milieu tirait apparemment son épingle du jeu. Le nouveau « New Deal » rooseveltien attendu dans l’Amérique du président Obama, c’était la Chine qui le mettait en place. On s’inquiétait seulement de quelques anomalies, comme le fait que l’augmentation vertigineuse des ventes de voitures en Chine n’avait aucun impact sur la vente de carburant, qui demeurait elle étale. Les sommets atteints par la Bourse de Shanghai obligeaient également de s’interroger sur la capacité des autorités chinoises à maîtriser mieux que leurs homologues occidentaux, les bulles financières. Le retour en grande pompe dans les discours officiels de Mao-Zé-Dong et de Karl Marx confirmait ce dont chacun se doutait : que le capitalisme n’avait été pour la Chine qu’un instrument transitoire mobilisé aux fins de parfaire sa révolution industrielle.

Entre la Chine, peut-être triomphante, et les États-Unis persistant à suivre la voie qui les avait pourtant conduits au gouffre, l’Europe se tâtait. Un attentisme coupable de sa part qui la forcera sans aucun doute à se mordre les doigts dès 2010.

Merci Paul Jorion