31 août 2006

Le son selon Ornette Coleman

Extrait de l'article du Monde :

Pour votre album "Sound Grammar", vous créez un nouveau label qui porte le même nom que votre nouvel album. Pourquoi cette reprise en main après dix ans de silence discographique ?

Pour être pleinement responsable de ce que je fais. En gardant le contrôle, tu vas jusqu'au bout et tu as l'impression de te rapprocher de la vérité. Comme un calumet de la paix. L'échange permet au résultat d'être le seul juge de la musique. Les ventes ne m'intéressent plus. La vie n'est pas un marché. La vie n'a pas besoin de la vie pour exister.

Vous écrivez beaucoup. Vous répétez sans fin. Les motifs, les repères ainsi obtenus sont votre grammaire ; l'événement, la scène : l'agencement. En concert comme en studio, vous distribuez aux musiciens un programme qui a ce sens ?

Mon souhait, c'est que les musiciens soient disponibles, stimulés, et surtout qu'ils ne s'ennuient pas. D'autant que notre projet ne consiste pas à jouer des notes mais à trouver un son. La musique tient sa liberté de ce qu'elle ne requiert pas ce que nous appelons l'intelligence. Ce qui secoue l'intelligence, c'est l'émotion.

Un des principes que m'a appris la musique, c'est la résolution qu'elle peut prendre : le mouvement dans le classique, la tristesse du blues, toute une réalisation qui prend nom d'amour dans la vie des êtres humains. L'amour, on peut le considérer dans son équivalence avec l'évolution, l'émotion ou la dimension sexuelle.

Peu m'importe pourquoi ou comment arrivent les choses. Ce qui compte, c'est l'expérience du moment où elles arrivent. Comme l'univers du son, l'amour n'a pas de mémoire. La dimension de cet événement est moins intéressante que sa complexité.

Quel souvenir gardez-vous de Fort Worth, votre ville natale ?

La ségrégation y régnait sur le papier, mais pas dans les coeurs. Un soir, j'invite quelques drôles à la maison pour leur faire à dîner. Ma mère dormait devant, pour connaître mon heure de retour. Elle se lève : "Junior, tu sors, et tu ramènes des Blancs !" Moi, je les avais branchés parce qu'ils aimaient passionnément la musique que je jouais au club. C'est tout.

De toute façon, la ségrégation tenait moins à la couleur de peau qu'à l'argent. A Fort Worth, vous aviez ceux qui ont, ceux qui n'ont pas, et ceux qui ne pourront jamais en avoir. La mort n'a pas de couleur. Mais ce que j'ai compris, c'est que rien ne t'oblige à être injuste parce qu'on t'a maltraité. Comme je suis plutôt autodidacte, je ne tiens pas compte du contraire, que prescrivent sur ce point les institutions. Si je peux faire partager ce sentiment aux musiciens qui jouent ma musique, l'essentiel est atteint.

Vos titres sonnent comme des programmes ou des manifestes. Quel sens donneriez-vous à "Sound Grammar" ?

C'est vous qui voyez les choses ainsi. Le son n'a pas le son : le son est simplement le son. Les notes, bien que faibles et utiles en soi, sont responsables de toute la musique. Avec la grammaire, tu passes dans l'univers du langage. Ce qui permet d'absorber le son hors du sens. La grammaire, c'est un savoir sur le savoir lui-même. Ce savoir n'est lié ni à la race ni à la classe. Dans le Sud, j'ai connu des gens sans qualités qui portaient ce savoir bien au-delà du savoir.

A Fort Worth, il y avait un saxophoniste qui jouait dans son garage plus librement que ce qu'inventeront les musiciens "free". Il s'appelait Red Connors.

Sa mère venait de ces églises du Sud fondées sur la vision : la vision d'un monde meilleur, au-delà des cinq sens ; ce qui explique la personnalité de Red Connors. Il est clair qu'avec la vie et la mort, la douleur et le mal, on baigne dans une soupe émotionnelle dont il est dur de s'extraire. Ce qui peut expliquer les réactions de violence qu'a souvent suscitées ma musique. Il est si difficile de faire le partage entre ce qu'on ressent et ce qu'on croit connaître.

Quand on "pense" - enfin, au sens d'une pensée secondaire -, on croit connaître. Dès lors, tout décalage est insupportable. Savoir, c'est connaître que tu ne sais pas. Le courage de la vie intérieure te vient des dégâts que te causent l'expérience. Et ça, tu ne peux le traiter que dans l'expérience de l'Autre dans l'amour.